Le coq est mort - ou la fidélité de Saint Pierre (1/3)



« On aura pour ennemis les gens de sa famille »
Jésus Christ – Mt 10,36



Après l’arrestation de Jésus, Pierre pensa immédiatement monter au créneau. Il vit là l’occasion de sa vie, une fenêtre de tir inespérée pour un combat politique et médiatique décisif. Il alla trouver des gens de confiance, des gens qu’il connaissait depuis sa jeunesse, des réseaux qu’il avait pu se constituer ces dernières années ; il écrivit des communiqués, tenta d’organiser une conférence de presse. Le résultat fut assez médiocre. 


Peu de gens le suivirent : ses amis étaient presque tous ralliés à la cause adverse. Quant à ceux qui entendaient ses arguments, ils l’assuraient de leur soutien, promettaient qu’ils donneraient tel ou tel coup de main dès qu’ils en auraient le temps, mais, ayant tous des agendas de ministres, ils tardaient presque toujours des semaines, si bien que tout tombait finalement à l’eau. Seuls trois ou quatre journalistes étaient présents à la conférence de presse qu’il organisa finalement, dans un local complètement inapproprié, et pas un ne relaya l’événement. Jésus, depuis la prison de la Santé, lui fit savoir qu’il désapprouvait ces démarches. Pierre ne comprit pas, mais il obtempéra, voyant bien qu’il n’avait de toute façon plus tellement de raison de s’obstiner encore.


Mais ce sont encore les autres disciples qui lui causèrent le plus grand désarroi. Après toutes ces années d’exaltation collective, il semblait que rien n’ait survécu de la cohésion et de la bonne entente de leur petit groupe. 


Dans les premières semaines qui suivirent l’arrestation, ils tentèrent bien de poursuivre : ils se retrouvaient chez l’un ou l’autre, ou sur des places fréquentées. Et ils tenaient de grands conciliabules aux meilleurs moments desquels ils pouvaient presque croire avoir retrouvé le même entrain, et toucher du doigt les mêmes promesses de grandes réalisations qu’ils avaient connues ces dernières années. Ils avaient en ce temps l’alcool héroïque. Mais bientôt, comme l’instruction s’éternisait, une certaine lassitude s’installa, les cuites devenaient plus banales – pas encore tout à a fait tristes, mais la nécessité y manquait et l’appareil digestif ne suivait plus.


Mais surtout, la plupart des disciples, arrivant au bout de leurs économies, durent regagner leurs villes d’origine pour y travailler et mener un train de vie plus raisonnable. Ils ne se virent plus que rarement, presque jamais tous ensemble. Et Pierre découvrait sans oser se le formuler ainsi qu’il n’avait plus grand-chose à dire à la plupart d’entre eux, malgré les efforts qu’il déployait pour manifester toute l’attention dont il était capable à leurs situations respectives. Il s’embrouillait d’ailleurs lui-même, ne sachant plus ce que faisaient les uns et les autres.


Matthieu avait réussi à retrouver sa place de contrôleur des impôts à Roubaix : il menait une vie routinière dont il n’avait jamais grand-chose à dire. Jacques avait retrouvé le Jura et l’entreprise de pisciculture que sa femme avait, bon gré mal gré, maintenue à flot pendant son absence ; il tombait toujours à côté lorsqu’il lui demandait de ses nouvelles. Jean, installé à Rennes, mettait tout son zèle dans des études de lettres modernes qui semblaient à Pierre complètement vaines… la plupart cherchaient du travail, et plusieurs étaient accaparées par les procédures de divorce engagées par leurs épouses. Pierre, plus riche et plus jeune qu’eux, ne partageait guère ces soucis. Chacun ayant ses préoccupations, la conversation, lorsqu’ils se retrouvaient, tombait rapidement à plat – quand elle ne découvrait pas entre eux des abîmes spectaculaires.


Pierre était en particulier atterré chaque fois qu’il entendait parler Simon le Zélote, resté comme lui à Paris, et qu’il retrouvait donc souvent. C’était à peine s’il pouvait reconnaitre en lui l’homme qu’il admirait tant quelques mois plus tôt. Lui dont l’intelligence vive et la finesse de vues l’avait si souvent étonné, se vautrait à présent dans un gauchisme de mauvais alois et se répandait sans cesse en propos généraux et creux, dont le simplisme le consternait.

Pierre passa ainsi la première année et demi que dura l’instruction à se tenir au courant d’informations qui ne changeaient jamais, et à fréquenter les membres des cercles qui gravitaient autrefois à plus ou moins grande distance de Jésus, dans des soirées qui lui laissaient immanquablement le sentiment d’appartenir à une clique insupportable et prétentieuse.


*


La mort de son oncle, qui lui légua un important patrimoine lui donna l’occasion de mettre fin à cette période. Après avoir laissé sa famille sans nouvelles pendant si longtemps, cette généreuse succession l’étonna, d’autant plus que ses cousins n’en témoignèrent aucun ombrage. 


Cette nouvelle plongea Pierre dans une grande méditation. Il rentra en lui-même et retrouva le souvenir de la maison de son père : il entrevit tout à coup la possibilité de revenir auprès des siens pour y mener une vie nouvelle. Il s’imagina la scène des retrouvailles, et comment, sûr d’être pardonné, il aurait témoigné un regret sincère d’avoir pendant si longtemps coupé les ponts. Après leur avoir donné moins de place en son cœur que s’ils avaient cessé d’exister, la perspective de les retrouver pour ces funérailles lui sembla tout à coup la porte d’une grande réconciliation qu’il se mit à souhaiter avec la dernière dévotion. L’idée tenace lui vint que son père lui offrirait une place comme cadre parmi ses salariés. Rêvant de mériter ainsi son rachat ; il se dit même qu’il aurait pu renouer avec ses premières amours et imaginait déjà des diners de famille grouillant d’enfants, où tout en discutant affaires avec son père et ses cousins, il aurait pu croiser les yeux plein de tendresse de son épouse assise dans un coin du salon avec sa mère. Il ne doutait pas qu’un repos définitif s’offrait enfin à lui.


Et il les retrouva, ses premières amours, le jour de la cérémonie, flanquée d’un mari très antipathique et de deux jumeaux grassouillets. Une brusque sueur froide lui monta au front et son visage prit, l’espace d’une fraction de seconde, une expression inqualifiable : il l’avait reconnue de suffisamment loin, et comme il était décidé à tout prendre avec enthousiasme, il eut le temps de se récrire le scénario des retrouvailles : faisant mine de ne pas l’avoir vue, il alla saluer son frère Andreï, lui aussi disciple de Jésus, qui arrivait justement. Puis, lorsqu’elle fut plus proche, il se retourna et, manifestant le plus profond étonnement, la gratifia d’une bise chaleureuse, s’enquit avec intérêt, application et attendrissement de ce qu’elle avait fait ces dernières années, du nom, de l’âge et du poids à la naissance de ses deux bébés. Il se fit présenter au mari, et les deux hommes se serrèrent la main avec ce que la circonstance pouvait autoriser de blague. Tout cela se déroula avec une sincérité dont Pierre ne se serait pas cru capable mais dont il se trouvait tout à fait ravi. Il s’en fit la réflexion plus tard pendant la cérémonie et, plein d’étonnement pour ses propres sentiments et de confiance en l’avenir, adressa au Seigneur une fervente action de grâce.


Les retrouvailles avec sa famille, en cette cérémonie de deuil, eurent quelque chose de digne et de tacite qui convenait tout à fait à son état d’esprit. Tout le monde s’accorda sans heurt ; aucune question ne fut posée. Sa mère ravala la plupart de ses reproches et ne fit aucune allusion à ses études interrompues. Son père, rentré spécialement de Chine où il était pour affaires, ne lui rappela pas les sommes que ces mêmes études lui avaient coutées en vain. Il ne fut fait qu’une mention, et comme en passant, de ses engagements récents, Pierre releva à peine, n’argumenta pas, restant évasif. Son père conclut par une banalité sur la fougue de la jeunesse et cita son propre cas en exemple.


Au bout de quatre ou cinq jours seulement, il demanda à Pierre ce qu’il comptait faire désormais et lui suggéra quelques idées. Andeï avait décidé de devenir Rabbin, choix que, dans la famille, il n’était pas possible de critiquer à haute voix ni même en pensée, et qui lui valait donc une admiration sans équivoque, dans laquelle on faisait passer ce qui pouvait encore percer de dépit pour de la gravité. Ce choix avait pour Pierre le mérite de le laisser seul dépositaire des espoirs paternels et de régler définitivement toute incertitude sur la place de chacun.

La suite au prochain épisode...

PS: On me dit dans l'oreillette que Pierre avait une belle mère dans les Evangiles... En effet. Tant pis.
 

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