« On aura pour
ennemis les gens de sa famille »
Jésus Christ – Mt 10,36
Jésus Christ – Mt 10,36
Après l’arrestation de Jésus,
Pierre pensa immédiatement monter au créneau. Il vit là l’occasion de sa vie,
une fenêtre de tir inespérée pour un combat politique et médiatique décisif. Il
alla trouver des gens de confiance, des gens qu’il connaissait depuis sa
jeunesse, des réseaux qu’il avait pu se constituer ces dernières années ;
il écrivit des communiqués, tenta d’organiser une conférence de presse. Le
résultat fut assez médiocre.
Peu de gens le suivirent :
ses amis étaient presque tous ralliés à la cause adverse. Quant à ceux qui
entendaient ses arguments, ils l’assuraient de leur soutien, promettaient
qu’ils donneraient tel ou tel coup de main dès qu’ils en auraient le temps,
mais, ayant tous des agendas de ministres, ils tardaient presque toujours des
semaines, si bien que tout tombait finalement à l’eau. Seuls trois ou quatre
journalistes étaient présents à la conférence de presse qu’il organisa
finalement, dans un local complètement inapproprié, et pas un ne relaya
l’événement. Jésus, depuis la prison de la Santé, lui fit savoir qu’il
désapprouvait ces démarches. Pierre ne comprit pas, mais il obtempéra, voyant
bien qu’il n’avait de toute façon plus tellement de raison de s’obstiner
encore.
Mais ce sont encore les autres
disciples qui lui causèrent le plus grand désarroi. Après toutes ces années
d’exaltation collective, il semblait que rien n’ait survécu de la cohésion et
de la bonne entente de leur petit groupe.
Dans les premières semaines qui
suivirent l’arrestation, ils tentèrent bien de poursuivre : ils se
retrouvaient chez l’un ou l’autre, ou sur des places fréquentées. Et ils
tenaient de grands conciliabules aux meilleurs moments desquels ils pouvaient
presque croire avoir retrouvé le même entrain, et toucher du doigt les mêmes
promesses de grandes réalisations qu’ils avaient connues ces dernières années.
Ils avaient en ce temps l’alcool héroïque. Mais bientôt, comme l’instruction
s’éternisait, une certaine lassitude s’installa, les cuites devenaient plus
banales – pas encore tout à a fait tristes, mais la nécessité y manquait et
l’appareil digestif ne suivait plus.
Mais surtout, la plupart des
disciples, arrivant au bout de leurs économies, durent regagner leurs villes
d’origine pour y travailler et mener un train de vie plus raisonnable. Ils ne
se virent plus que rarement, presque jamais tous ensemble. Et Pierre découvrait
sans oser se le formuler ainsi qu’il n’avait plus grand-chose à dire à la
plupart d’entre eux, malgré les efforts qu’il déployait pour manifester toute
l’attention dont il était capable à leurs situations respectives. Il
s’embrouillait d’ailleurs lui-même, ne sachant plus ce que faisaient les uns et
les autres.
Matthieu avait réussi à retrouver
sa place de contrôleur des impôts à Roubaix : il menait une vie routinière
dont il n’avait jamais grand-chose à dire. Jacques avait retrouvé le Jura et l’entreprise de pisciculture que sa femme avait, bon gré mal gré,
maintenue à flot pendant son absence ; il tombait toujours à côté
lorsqu’il lui demandait de ses nouvelles. Jean, installé à Rennes, mettait tout
son zèle dans des études de lettres modernes qui semblaient à Pierre
complètement vaines… la plupart cherchaient du travail, et plusieurs étaient
accaparées par les procédures de divorce engagées par leurs épouses. Pierre,
plus riche et plus jeune qu’eux, ne partageait guère ces soucis. Chacun ayant ses
préoccupations, la conversation, lorsqu’ils se retrouvaient, tombait rapidement
à plat – quand elle ne découvrait pas entre eux des abîmes spectaculaires.
Pierre était en particulier
atterré chaque fois qu’il entendait parler Simon le Zélote, resté comme lui à
Paris, et qu’il retrouvait donc souvent. C’était à peine s’il pouvait
reconnaitre en lui l’homme qu’il admirait tant quelques mois plus tôt. Lui dont
l’intelligence vive et la finesse de vues l’avait si souvent étonné, se
vautrait à présent dans un gauchisme de mauvais alois et se répandait sans
cesse en propos généraux et creux, dont le simplisme le consternait.
Pierre passa ainsi la première
année et demi que dura l’instruction à se tenir au courant d’informations qui
ne changeaient jamais, et à fréquenter les membres des cercles qui gravitaient
autrefois à plus ou moins grande distance de Jésus, dans des soirées qui lui
laissaient immanquablement le sentiment d’appartenir à une clique insupportable
et prétentieuse.
*
La mort de son oncle, qui lui légua
un important patrimoine lui donna l’occasion de mettre fin à cette période.
Après avoir laissé sa famille sans nouvelles pendant si longtemps, cette
généreuse succession l’étonna, d’autant plus que ses cousins n’en témoignèrent
aucun ombrage.
Cette nouvelle plongea Pierre dans une grande
méditation. Il rentra en lui-même et retrouva le souvenir de la maison de son
père : il entrevit tout à coup la possibilité de revenir auprès des siens
pour y mener une vie nouvelle. Il s’imagina la scène des retrouvailles, et comment,
sûr d’être pardonné, il aurait témoigné un regret sincère d’avoir pendant si
longtemps coupé les ponts. Après leur avoir donné moins de place en son cœur
que s’ils avaient cessé d’exister, la perspective de les retrouver pour ces
funérailles lui sembla tout à coup la porte d’une grande réconciliation qu’il
se mit à souhaiter avec la dernière dévotion. L’idée tenace lui vint que son
père lui offrirait une place comme cadre parmi ses salariés. Rêvant de mériter
ainsi son rachat ; il se dit même qu’il aurait pu renouer avec ses
premières amours et imaginait déjà des diners de famille grouillant d’enfants,
où tout en discutant affaires avec son père et ses cousins, il aurait pu
croiser les yeux plein de tendresse de son épouse assise dans un coin du salon
avec sa mère. Il ne doutait pas qu’un repos définitif s’offrait enfin à lui.
Et il les retrouva, ses premières
amours, le jour de la cérémonie, flanquée d’un mari très antipathique et de
deux jumeaux grassouillets. Une brusque sueur froide lui monta au front et son
visage prit, l’espace d’une fraction de seconde, une expression
inqualifiable : il l’avait reconnue de suffisamment loin, et comme il
était décidé à tout prendre avec enthousiasme, il eut le temps de se récrire le
scénario des retrouvailles : faisant mine de ne pas l’avoir vue, il alla
saluer son frère Andreï, lui aussi disciple de Jésus, qui arrivait justement.
Puis, lorsqu’elle fut plus proche, il se retourna et, manifestant le plus
profond étonnement, la gratifia d’une bise chaleureuse, s’enquit avec intérêt,
application et attendrissement de ce qu’elle avait fait ces dernières années,
du nom, de l’âge et du poids à la naissance de ses deux bébés. Il se fit
présenter au mari, et les deux hommes se serrèrent la main avec ce que la circonstance
pouvait autoriser de blague. Tout cela se déroula avec une sincérité dont
Pierre ne se serait pas cru capable mais dont il se trouvait tout à fait ravi.
Il s’en fit la réflexion plus tard pendant la cérémonie et, plein d’étonnement
pour ses propres sentiments et de confiance en l’avenir, adressa au Seigneur
une fervente action de grâce.
Les retrouvailles avec
sa famille, en cette cérémonie de deuil, eurent quelque chose de digne et de
tacite qui convenait tout à fait à son état d’esprit. Tout le monde s’accorda
sans heurt ; aucune question ne fut posée. Sa mère ravala la plupart de
ses reproches et ne fit aucune allusion à ses études interrompues. Son père,
rentré spécialement de Chine où il était pour affaires, ne lui rappela pas les
sommes que ces mêmes études lui avaient coutées en vain. Il ne fut fait qu’une
mention, et comme en passant, de ses engagements récents, Pierre releva à
peine, n’argumenta pas, restant évasif. Son père conclut par une banalité sur
la fougue de la jeunesse et cita son propre cas en exemple.
Au bout de quatre ou cinq jours
seulement, il demanda à Pierre ce qu’il comptait faire désormais et lui suggéra
quelques idées. Andeï avait décidé de devenir Rabbin, choix que, dans la
famille, il n’était pas possible de critiquer à haute voix ni même en pensée,
et qui lui valait donc une admiration sans équivoque, dans laquelle on faisait
passer ce qui pouvait encore percer de dépit pour de la gravité. Ce choix avait
pour Pierre le mérite de le laisser seul dépositaire des espoirs paternels et
de régler définitivement toute incertitude sur la place de chacun.
La suite au prochain épisode...
PS: On me dit dans l'oreillette que Pierre avait une belle mère dans les Evangiles... En effet. Tant pis.
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