Témoignage - Une éducation catholique



Le témoignage que nous publions ici est le résultat d'une rencontre sur twitter, suite à la publication de notre appel à contribution (et même en fait un peu avant). Comme son auteure ne savait pas comment commencer directement un écrit, l'élaboration de son témoignage a pour point de départ un entretien d'un peu plus d'une heure, dont la transcription a été progressivement mise en forme, amendée, découpée, complétée... Le texte a donc été progressivement muri et discuté pour aboutir à cette version.







Précisions préalables :



Le récit qui suit tient pour beaucoup au fait que ma grand-mère me considérait mature et « choisie » par Dieu, elle n'a donc absolument pas adapté les enseignements à mon âge. Malgré tout, elle était une personne importante et respectée de la communauté de l’Emmanuel, diffusant ses conseils et enseignements à beaucoup d'autres membres, on ne peut pas considérer son comportement comme minoritaire et non représentatif.



Ce sont des souvenir qui datent d'il y a à 10 ans : je ne fréquente plus de gens de ces communautés, et j’ai coupé les ponts avec ma famille… donc je n’ai aucune information sur ce qui a pu se passer dans les dix dernières années. Ce sont des informations qui sont très parcellaires, à partir d’yeux d’enfant très impressionnée, très impressionnable. Malgré la confusion apparente des souvenirs, le traumatisme qui en a résulté montre qu’il se passait bien quelque chose d’anormal, que je ne veux pas minorer.



De ma naissance jusqu'à l'âge de 14 ans j'ai été élevée dans un environnement entièrement et uniquement catholique. Mes parents étant très défaillants, ma grand-mère m'a partiellement prise en charge, à la condition que chaque moment de ma vie soit dans le cadre de la religion catholique.



J'ai été baptisée peu après ma naissance. Puis elle a insisté pour que j'aille dans un  établissement privé catholique sous contrat dés la première année de maternelle. Mon premier souvenir est ma première confession, à l'âge de 4 ans. Un prêtre est passé dans ma classe pendant le temps scolaire et nous avons défilés individuellement. Il nous a raconté que si nous ne confessions pas ce que nous avions fait de mal, le diable viendrait nous chercher dans la nuit. J'ai confessé en tremblant avoir volé de la pâte a modelé la veille. J'étais terrifiée, j'en ai faits des cauchemars pendant des années. Là où d'autres enfants auraient pu en parler à la maison et être rassurés sur le fait que le diable ne viendrait pas, ma grand-mère en a remis une couche en me disant que c'était vrai, et que comme j'étais une âme pure, il fallait que je m'y attende. J'ai poursuivi ma scolarité ainsi, recevant des cours de catéchisme à l'école, qui était bien une école sous contrat.



Une foi bizarrement superstitieuse : rituels charismatiques et imaginaire démoniaque



Nous faisions partie de la communauté de d’Emmanuel, qui a  une réputation très festive, elle fait partie du mouvement renouveau charismatique. On chante, on danse, on fait la ronde, on exulte le seigneur. Ça cache aussi une approche très mystique de la foi. Je pense par exemple aux réunions où on invoque l'esprit saint pour qu'il « pénètre » dans une personne de l'assemblée. En tant qu'enfants nous n'y étions pas conviés mais nous apercevions des bribes en regardant par les trous des serrures. Il y a des transes, et des gens qui « parlent en langue ». C’est très éloigné de l'ambiance des églises catholiques classiques. Lors des réunions d'été à Paray-le-Monial, je participais aux veillées dans la grande tente. On y entendait souvent des témoignages de gens ayant des apparitions, des visions, dont un grand nombre n'est pas reconnu par l'église actuellement.



A cette ambiance surnaturelle, il faut rajouter les enseignements que me dispensait ma grand-mère à moi seule, mais qui concordent parfaitement avec la ligne de la communauté, avec beaucoup de place pour le diable – le diable qui va te séduire, te torturer… Ma grand-mère me parlait beaucoup du saint curé d’Ars. Elle me racontait comment il était torturé par le diable des nuits entières, qu'il faisait apparaître des insectes sur son lit, faisait trembler les objets, les faisait tomber autour de lui, uniquement parce qu’il « volait » des âmes au diable et les remettait dans le chemin de Dieu. Elle me disait que comme j’étais pure, et que le diable s’attaquait aux êtres les plus purs, il fallait que je m’attende à être attaquée. J’ai grandi vraiment dans la terreur du démon : c’est très violent pour une enfant.



Elle occupait une place centrale dans la communauté. Je crois qu’elle était à la tête d’un des groupes de prière qui se réunissaient au moins une fois par semaine, les uns chez les autres. C’était une des plus anciennes et elle était très respectée. Donc je ne peux pas dire que ses vues mystiques et un peu superstitieuses étaient minoritaires et ne lui appartenaient qu’à elle. C’était vraiment quelque chose que partageait son groupe. Et de toute façon, ça correspond à l’ambiance des réunions de prière.



J'ai aussi souvenir d'une publication du magazine de la communauté de l'Emmanuel dont le titre était « n'ayez pas peur » et qui m'a paradoxalement effrayée des années. Ce numéro spécial traitait de l’ésotérisme et les sciences occultes. Il était rempli de témoignages de gens racontant avoir été harcelés par des proches à l'aide de magie noire, de personnes victimes de possessions suite à l'usage d'un pendule, mais aussi des divers groupes de rock adeptes du démon et des messages subliminaux glissés dans chacun de leurs morceaux. 

Il y avait une obsession pour le démon, on le voyait partout, tout le temps. On nous répétait constamment qu’il est beau, qu’il se déguise pour nous plaire, qu’il se fait attirant pour qu’on le suive.



Du coup, puisque le démon est beau et séduisant, il faut faire attention, mener une vie d’ascète… On jeûnait beaucoup. Le vendredi, chez ma grand-mère on était au pain fait soi même et à l’eau. C’est un truc qui venait des apparitions de Medjugorje. Ma famille y était très attachée, et mon frère y avait été en pèlerinage. On nous en a beaucoup parlé, on nous a beaucoup lu les bulletins dans lesquels sont publiés tous les mois les messages délivrés là-bas par la vierge. Je ne sais plus si elle a donné une recette particulière ou si elle a seulement dit qu’il fallait faire soi même son pain quand on jeûne. Mais ce que je sais c’est que tous les vendredis on faisait notre pain, et on ne mangeait rien d’autre. Et si on pouvait le faire le mercredi c’était mieux, mais ce n’était pas obligatoire.



C’est vrai que l’attachement aux apparitions de Medjugorje était propre à ma famille. Et, je ne sais pas ce que la communauté et l’Eglise disent de ces apparitions, si elles sont officielles ou pas. Quoi qu’il en soit, il y a des messages qui me semblent un peu ambigus. Ils sont sensément transmis par la vierge à des paysans lors de visions et parlent beaucoup du jeûne, de la pénitence. Il faut beaucoup se repentir pour les péchés du monde, qui la font beaucoup souffrir. Il y a aussi des annonces comme quoi quelque chose serait imminent, je n’ai jamais bien saisi quoi.



Il y avait une ambiance très intense de superstition, chez moi mais aussi à l’école, dans la communauté…  – par exemple quand on nous disait, dans la communauté, de chercher à connaître le nom de notre ange gardien, qui est sensé nous apparaître, on ne sait pas trop comment : un jour on le sait, on ne sait pas comment, parce qu’il nous l’aurait dit… Ça semble confus, mais ça l’était pour moi.



Et puis c’est tellement dur d’avoir du recul quand on est dedans, surtout quand on est enfant : on ne se rend pas compte, on trouve ça très conventionnel. Je suis sûre que la plupart des gens qui étaient dedans seraient horrifiés de m’entendre en parler comme ça parce que ça ne correspond pas à la façon dont ils le perçoivent. Mais je vivais dans la peur constante, et évidemment on me présentait un endroit sûr, un moyen certain d'être protégée : la prière. Malgré mon jeune âge (entre 8 et 13 ans) on m'encourageait dans la voie de la prière constante. Y compris lors de veillées d'adoration à 2H du matin. Je n’avais aucun recul, aucune possibilité de mettre en perspectives les enseignements reçus et aucune échappatoire. Aucun adulte ne m'en a offert à aucun moment. Mon plus grand désir était d'ailleurs d'obtenir une dérogation papale à 15 ans pour pouvoir m'enfermer dans un Carmel, comme Thérèse de Lisieux.



J’ai l’impression qu’on nous élevait un peu comme des petits soldats de l’esprit saint, qui allions devoir prendre la relève, nous battre dans un monde corrompu, un monde de décadence morale où le diable est partout. On nous parlait beaucoup de Saint Michel Archange, de son combat, en ce moment même. Il fallait l’aider avec nos prières et nos âmes pures. Toujours cette notion très violente de combat réel, entre les forces du bien et du mal. Le diable est partout, dans l'IVG, dans l'homosexualité, dans la sexualité hors mariage, dans les films violents ou érotiques, dans la contraception, dans les chansons pops. Nous allions devoir construire une société conforme à cette idéologie.



Dans la vie quotidienne, on essayait beaucoup en tant qu’enfants de nous protéger de certaines choses, que ce soit à l’école, aux guides d’Europe ou à l’aumônerie du quartier. On nous disait beaucoup qu’il ne fallait pas qu’on regarde, qu’il ne fallait pas qu’on voie des choses qui pourraient être mauvaises, certaines émissions, certains livres. Parce que les yeux c’était la porte de l’âme et qu’il fallait qu’on garde une âme pure si on voulait être acceptés par Jésus dans le monde d’après, et même si on voulait continuer à prier ou à communier.



A l’école il y avait des gens plus ouverts, mais on se mettait à l’écart. Eux ne nous mettaient pas à l’écart, mais on s’y mettait volontairement. Parce qu’ils faisaient certaines choses. Par exemple au collège, il y avait beaucoup de mes amis qui voulaient faire du spiritisme. Et bien je me rappelle qu’on priait pour eux, pour les protéger du démon. Quand je repense au groupe d’amis avec qui je traînais, je me dis qu’on devait faire un peu illuminés, quand même. On était des jeunes ados, on avait 10-11-12 ans ; c’étaient nos seuls repères et tout le reste, c’était le mal. Il fallait essayer de convaincre les autres qu’ils étaient sur la mauvaise voie. Nos amis qui avaient leurs premiers flirts, c’était le diable qui les entraînait… et les adultes qui voyaient ça, ça ne leur posait aucun problème, ils nous encourageaient dans cette voie au contraire.



Dans le cadre des guides, on nous a prévenues des dangers qui nous guettaient à l’extérieur, qu’il ne fallait pas traîner avec les garçons, qu’il fallait rester vierge jusqu’au mariage, que c’était très important. Ce sont des choses très classiques dans l’Église, mais elles sont très dures à relativiser quand on n’a pas de référence à l’extérieur : quand on va à l’aumônerie, qu’on va dans le même groupe de prière, que son temps libre c’est les scouts, que ses seules amies c’est les filles des scouts.



Pour nos lectures, il fallait que ce soit toujours des choses chrétiennes. J’étais abonnée à Grain de soleil uniquement. Le reste, c’était beaucoup de romans scouts – il existe une abondante littérature scoute, assez désespérante par sa qualité. Ça restait toujours plus ou moins dans ce monde là, et on regardait d’un œil navré nos amis, à l’école, qui s’intéressaient à des choses différentes.



Un progressisme de façade



Derrière un discours affiché très progressiste, la réalité ne l’était pas du tout. Les liens entre différents courants, plus ou moins intégristes, étaient très flous. Quoi qu’on en dise, il n’y a pas un grand écart entre Saint Pie X et l’Emmanuel. Il y a des différences, certes, mais, tel que je l’ai vu, il y a aussi une grande continuité. Beaucoup de gens jonglent entre les deux et ont envie d’avoir l’air bien propre sur eux : pas racistes, pas sexistes, pas homophobes… Mais ce ne sont que des mots : dans leurs actes, ils le sont, en permanence. Je me souviens par exemple d’un prêtre, à l’aumônerie de la paroisse, qui nous disait que l’Islam était la religion du diable, qu’il était persuadé que le diable s’était déguisé en ange pour parler à Mahommet…



Autre preuve que les rapports avec les communautés intégristes étaient bons : la compagnie de guides d’Europe dont je faisais partie se regroupait souvent avec une autre compagnie traditionaliste, proche de la fraternité Saint Pie X. Et nous participions à des messes et des enseignements religieux communs.



Il y avait également un double discours au sujet de la Charité. La communauté rassemblait le gratin de la province, des gens socialement très élevés, des châtelains avec d’immenses propriétés, de la vieille noblesse ; des réseaux très tissés dans la province. J’étais un peu « la petite pauvre » de la communauté. Ils me faisaient la charité en m’acceptant, mais c’était une acceptation conditionnelle. Et on me faisait sentir que je n’étais pas leur égale. Au camp scout par exemple, j’étais la seule à ne pas payer, on me le faisait savoir. Ils avaient un discours magnifique sur la Charité, mais au final elle était utilisée pour rabaisser des gens, et flatter des ego.



En termes d’affiliation politique, en tant qu’enfant ce n’est pas la chose à laquelle j’étais le plus sensible, et ça n’était de toute façon pas mis en avant dans la vie de la communauté. Mais de fait, il avait des personnes de la communauté de l’Emmanuel qui étaient liés à l’extrême droite. On avait notamment dans mon collège la fille, ou la petite fille, d’un ancien élu FN. Des chrétiens démocrates, assez concernés par les questions sociales mais très conservateurs dans les valeurs morales, cohabitaient très bien avec des membres de l’extrême droite. Je sais que ma grand-mère votait à gauche, et en parlait dans la communauté.



Cela ne m’étonne pas, par conséquent, que dans les mouvements de protestation récents, type manif pour tous, chrétiens démocrates et intégristes d’extrême droite manifestent côte à côte.



La rupture



A partir de la quatrième une certaine mixité s’est installée dans mon collège catholique, l’aumônerie n’étant plus obligatoire. J’ai eu à partir de cette année-là des amis qui n’étaient pas croyants, ou dont les parents étaient de tradition catholique mais sans être pratiquants, sans faire partie d’une communauté.



Avec ces amis, on a commencé à discuter, à sortir, à faire ce que les gens de notre âge font. Et je me suis rendue compte que ma foi était artificielle. Et qu’en fait j’y croyais parce qu’on m’avait dit d’y croire mais que spontanément, si je me posais la question, ça ne me paraissait pas très réaliste tout ça. Toutes ces choses qu’on me faisait faire, et que je devais croire me semblaient tout à coup complètement ridicules. J’ai demandé à aller au lycée public. Ce que j’ai obtenu, mais on m’a quand même obligée, donc, à aller encore un peu à l’aumônerie du quartier.



Quand j’ai rompu avec tout ça, je me suis sentie très perdue et surtout je crois que j’ai perdu confiance en général dans les gens et dans l’humanité. C’était un peu le ciment de ma vie, j’avais un environnement très problématique, au niveau familial ; donc il n’y avait rien de stable, rien auquel je pouvais me fier. C’est aussi pour ça que je m’y étais jetée à corps perdu, que je priais du matin au soir : c’était un refuge. D’ailleurs ma grand-mère insistait beaucoup sur mon statut de martyr. Elle a nié les maltraitances dont j’étais victime, pas au sens strict, puisqu’elle les connaissait, mais en me demandant d’être une martyre du seigneur, et  de dédier mes souffrances à Dieu.



Du coup j’ai tout rejeté en bloc. J’ai dit à ma grand-mère que je ne croyais plus, et que je ne voulais pas entrer au couvent, que je n’y trouvais pas mon compte et que je n’étais pas catholique et que c’était comme ça. Ça s’est très très mal passé. Elle a convoqué des réunions de prière tous les soirs pour le salut de mon âme. Beaucoup de gens de la communauté m’ont appelée, alors qu’ils ne m’appelaient pas avant, pour me dire « Marie tu fais du mal à ta grand-mère » « c’est le diable qui t’emmène sur son chemin… » Les gens me disaient clairement que je m’étais laissée séduire par le diable. Il y a eu beaucoup de choses de cet ordre, et finalement ça s’est décanté. Surtout quand j’ai annoncé mon homosexualité : là, j’étais perdue. C’était fini. Je crois qu’ils m’ont considérée irrécupérable, ils doivent parler de moi avec une larme à l’œil, la pauvre petite qui était prometteuse et qui s’est perdue en chemin. Je crois qu’il y a toujours des réunions de prière qui prient pour le salut de mon âme. Mais personne ne vient plus m’embêter. Surtout depuis que j’ai déménagé.

Le coq est mort - ou la fidélité de Saint Pierre (3/3)



 « Ainsi le ‘reniement achevé de l’homme’ a pris en charge la totalité de l’existence humaine. »
Guy Debord, La société du spectacle.








« Je voudrais, déclara-t-il à son psychologue, me sentir plus concrètement acteur d’une remobilisation dont on pourrait mesurer les fruits à l’échelle du territoire. Dans un contexte, où le mal-être du corps social est patent, le consensus de l’ensemble des collaborateurs, mais aussi de toutes les parties prenantes du développement, autour d’une perspective, d’un sens ou d’une valeur forte pourrait largement aider à le pallier, vous ne croyez pas ? »


Le psy lui fit remarquer que depuis plusieurs semaines son problème laissait entrevoir une dynamique nouvelle qui pourrait lui permettre de retrouver une image de lui satisfaisante et une inscription plus apaisée dans les relations interpersonnelles. Pierre était pour lui un succès. Ils se quittèrent ce jour-là forts contents.


Pierre s’ouvrit un soir, en fumant une cigarette sur le trottoir d’un bistrot légèrement éméché,  de ces aspirations secrètes, à une connaissance qui travaillait dans la communication à la fondation Véolia. Elle lui apprit que les entreprises d’insertion apparaissaient de plus en plus comme des solutions durables au problème de l’inemployabilité, et avaient développé une certaine visibilité en termes d’expertise sur les questions de remise au travail des publics en difficulté. La conversation se poursuivit, ils se revirent. (Elle s’appelait Stéphanie)


Ils couchèrent ensemble à plusieurs reprises. Et ils mirent sur pied une entité présidée par Pierre, résultant d’un montage entre une entreprise d’insertion et une association ; cette structure hybride permettait des montages financiers bien commodes. Le conseil d’administration était composé de gens en vue animés d’aspirations humanistes. Stéphanie au début avait trouvé qu’associer à la structure une SCOP aurait eu un impact plus fort en termes d’image. Mais les salariés, comprenant qu’ils ne seraient pas payés en cas de pénurie de travail, et que Pierre, en dépit de ses professions de foi égalitaristes, conserverait une prééminence de fait en raison de sa mainmise sur le carnet de commande, trouvèrent des arguments en faveur d’une option moins exotique.


Lorsque le projet fut entièrement bouclé, Pierre, qui, à force de travailler la nuit, ne dormait plus depuis un mois, démissionna de son poste dans l'entreprise paternelle. Ses chefs, briefés par le paternel, prirent la chose assez bien. Ils firent en sorte de lui octroyer une prime raisonnable. Ils eurent avec Pierre une séance de congratulations réciproques : tous déclaraient que pour eux le marché laissait la place à une vraie complémentarité entre acteurs du secteur lucratif et économie solidaire et durable. Qu’il était important que des opérateurs nouveaux travaillent à mettre efficacement en adéquation les besoins des entreprises, les politiques territoriales et les compétences des habitants. Ils promettaient tous un bel avenir à des initiatives fondées sur une gestion innovante des emplois et compétences territoriales.


Pierre était vraiment content de voir que son projet était compris et qu’ils ne le prenaient pas comme une trahison. Il avait craint en effet, que ses anciens collaborateurs, qui se situaient politiquement un peu à droite du centre droit, ne forment une interprétation idéologique de son intention et de son projet.


Il dégota un premier créneau dans le cadre d'un partenariat avec les centres sociaux de la commune, ce qui lui permit de se faire connaitre en envoyant des jeunes sans qualification faire les plantons dans des maisons de quartiers désertées par les habitants. Un petit film fit connaitre l’initiative : les jeunes passaient très bien.


En ce domaine aussi, Pierre se fit assez vite aux règles du jeu. Il gagna bientôt en crédit auprès des collectivités locales. Assez rapidement il put profiter des clauses sociales des appels d’offre de la mairie, grâce à des partenariats avec ses anciens collègues. Pierre n’eut jamais connaissance de ce mot qui circulait dans son dos parmi ceux qui garnissaient son carnet de commandes : « il faut savoir baiser avec la bite des autres. » 


Il avait pu recruter dans un premier temps une dizaines de personnes appartenant à des publics assez éloignés de l’emploi, qu’il faisait travailler à toutes sortes de travaux peu qualifiés, de l’entretien des espaces verts à la dévitalisation des bâtiments promis à la destruction.


Il avait du se résoudre, non pas tout à fait à effectuer un choix parmi les candidats, mais à orienter les plus inemployables vers des dispositifs de prise en charge plus adaptés à leur profil. Il n’avait jamais eu de problème : il avait toujours été possible d’expliquer les choses posément, et les personnes avaient généralement opté pour la voie la plus sage. Ceux là ne l’inquiétaient guère ; il avait la conviction de peser les dossiers avec nuance et justice. Il avait pour cela mis en place avec des travailleurs sociaux des procédures innovantes d’évaluation et de diagnostique, qui permettaient d’identifier la réalité des situations au-delà des jugements hâtifs ou affectifs. Il savait de toute façon qu’il n’avait pas les moyens d’ouvrir à tous les portes de l’ascension que son entreprise d’insertion avait l’ambition d’offrir à ses bénéficiaires.


D’autres, présentant un profil qui aurait parfaitement pu leur permettre de faire partie des heureux élus, pour des raisons qu’il avait du mal à identifier, semblaient se disqualifier eux-mêmes et refuser d’avoir recours au dispositif d’insertion. Ceux là le préoccupaient un peu plus, il comprenait mal le mouvement qui les poussait à se mettre ainsi eux-mêmes en dehors de la sollicitude patiemment exercée envers eux. Cependant, ses ouailles accaparaient trop son temps pour qu’il ait le temps d’aller les chercher, et il se contentait de penser à eux avec une sorte de tristesse apitoyée et solennelle. 



Il pensait aussi beaucoup à tous ceux qui, au fond du fond, semblaient se terrer dans une solitude désespérée, et qu’il aurait fallu aller chercher aux confins de la misère et de la folie. Ceux qui n’appellent pas à l’aide, ces personnes insaisissables, furtives, clandestines, qui survivent dans les failles et les recoins de la cité ; il aurait fallu aller les chercher pour essayer tant soit peu de les arracher au danger. Le regard illuminé, la confiance retrouvée, des personnes en insertion avec lesquelles il travaillait lui semblait toujours à la fois une victoire immense, et un signe d’espoir considérable, un aperçu d’une réconciliation plus complète, accessible, peut être seulement au-delà d’une infranchissable éternité, mais qui aurait enfin englobé tous les hommes dans une vie heureuse où chacun aurait pu trouver enfin sa place, à son échelle.


Il était assez proche d’un monsieur nouvellement arrivé au conseil municipal, très investit dans les politiques de prévention de la délinquance, qui projetait de refondre le contrat local de sécurité et de le rendre plus effectif. Tous deux se renvoyaient régulièrement des ascenseurs avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils partageaient le même humour en société. Pierre était sans doute inconscient au début des antipathies que cette alliance avait pu susciter.


Car il vécut à cette époque dans un ciel sans nuages. Le spectre de la démobilisation, dans ce contexte à la fois difficile et gratifiant, s’était durablement éloigné de lui. Il avait retrouvé un réel entrain dans sa vie quotidienne et il reprenait goût aux choses. Ses revenus avaient certes quelque peu diminué, mais moins qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Il pratiquait régulièrement le sport ; son aisance en société s’améliorait, et il avait constamment l’occasion de mesurer les progrès de sa conversation à l’effet produit par ses répliques. Il faisait preuve d’inventivité dans les bons mots qui lui venaient spontanément, et il s’était doté d’une réserve riche et étoffée d’anecdotes ; dans la lumière nouvelle où il voyait les choses, même son ancien métier pouvait en fournir la matière et faire mouche. Ses amis se réjouissaient de sa transformation et partageaient sa joie.
 

Il était assez content de la décoration de son appartement qu’il avait refaite à neuf. Il s’était mis aussi à prendre le temps de se faire une culture musicale, et il commençait à être en mesure de donner de temps à autre un avis relevé comme pertinent dans ce domaine. Il était en revanche toujours aussi inculte en matière de séries télévisées, et écoutait avec une certaine perplexité les conversations à ce sujet, n’étant pas bien certain qu’il serait capable de développer un goût aussi savant et d’apprécier les subtilités qui faisaient l’objet de la discussion. Il n’y faisait jamais longtemps réflexion. Il ne voyait pas où il aurait pu trouver le temps d’accorder une telle dévotion à autant de séries. Pourtant, ses amis qui téléchargeaient à tour de bras n’étaient pas moins occupés que lui. 


Pour cela, le sujet laissait toujours planer sourdement, dans le secret de sa conscience, un doute vague sur sa propre productivité.

Le coq est mort - ou La fidélité de Saint Pierre (2/3)



Pierre commença alors une formation en alternance dans une école de management. Travaillant chez un ami de son père, il déploya pendant un peu plus de deux ans une énergie considérable, et il se refit bientôt un CV convenable. Il obtint pour finir un master en « management, développement et valorisation de patrimoines immobiliers » à l’issue d’un stage, qu’il mit un point d’honneur à décrocher sans l’aide de son père, sur un poste de chargé d’étude prospective, dans le cadre de réseaux d’échanges de bonnes pratiques, au syndicat national des professionnels de l’immobilier.


Son prédécesseur lui ayant laissé son rapport de stage à disposition, il se contenta de le recopier, et put ainsi commencer en même temps à régler avec son père et ses cousins les détails de sa prise de poste dans une filiale de l’entreprise de son père, à Montpellier. Son père n’avait pas souhaité le parachuter directement parmi ses collaborateurs, jugeant plus sûr pour leurs deux réputations que son fils aille d’abord faire ses preuves quelque part.


Pierre se dévoua alors avec passion à la politique de rénovation urbaine de Montpellier et de quelques communes alentour. La petite équipe dont il faisait partie parvint sans grande difficulté à accaparer pour le groupe la plupart des marchés publics sur lesquels elle jeta son dévolu, suivant en cela les consignes stratégiques qui lui avaient été données. Pierre participa avec zèle au pilotage de plusieurs programmes de reconstruction de quartiers HLM, ainsi qu’au développement des éco quartiers, qui faisaient la fierté de la mairie.
 
Comme on s’aperçut qu’il était particulièrement doué pour l’exercice, on lui confia de plus en plus souvent la tâche de parler en public devant les partenaires. On se mit même à l’inviter à certaines négociations, et il sauva une fois ou deux la mise en rendez-vous. Le côté social de son discours plaisait, et sa facilité à ancrer ses arguments, à les traduire pourrait on presque dire, dans les façons de parler de ses interlocuteurs, faisait mouche. Il avait l’art de parler « durable » quand il le fallait, « social et solidaire » si cela pouvait aider, « diversité », « participation » et « vivre ensemble » au besoin ; il savait tourner ses phrases pour placer avec naturel un « citoyen » par ci, un « responsable » par là, sans se départir pour autant de la fierté entrepreneuriale et de l’enthousiasme pour les affaires qu’il devait à sa position.


Pierre avait par exemple beaucoup insisté pour que l’entreprise se dote d’une charte éthique et il s’était personnellement impliqué dans sa rédaction. 


Non qu’il eût à proprement parler des problèmes de conscience : tout au plus éprouvait-il quelquefois une gêne – dont il ne donnait d’ailleurs jamais volontairement de signe perceptible – lorsque ses collègues et supérieurs se laissaient aller à quelques blagues particulièrement cyniques sur les populations bénéficiaires des juteuses opérations de la boite. Ces très légers inconforts mondains mis à part, Pierre n’éprouvait pour l’essentiel aucune difficulté à adhérer au projet urbain de l’agglomération, et il avait généralement le sentiment de contribuer utilement au bien commun. Les quelques rugosités problématiques de l’ensemble étaient maintenues dans son esprit à un niveau acceptable par la certitude implicite et vague qu’elles résultaient d’un compromis réaliste et responsable avec les nécessités de la conjoncture, les contraintes structurelles du secteur et l’inertie inhérente aux organisations.


Mais il avait été particulièrement marqué par un épisode qui secoua quelques peu l’agglomération : un collectif d’habitants très politisé se mit à protester contre la politique de renouvellement urbain de l’agglomération, et du même coup contre ses prestataires. Pierre et ses collaborateurs ne comprirent pas immédiatement que des mises en cause aussi peu pertinentes pouvaient nécessiter d’être sérieusement prises en compte. Ils furent interloqués d’entendre critiquer le report d’une décennie de la rénovation de certains immeubles, certes un peu insalubres, mais pas trop, puisqu’il avait toujours été clair que ce report était aussi transitoire que nécessaire, et faisait partie d’une politique cohérente. Les critiques adressées au réaménagement des parties communes leur semblaient absurdes puisqu’il s’agissait précisément d’endiguer les problèmes identifiés avec les habitants et d’ailleurs bien connus de tous. 


Pierre écoutait chaque matin la radio locale en prenant sa douche. Il y avait notamment une émission qui commençait à peu près vers le moment où il finissait son champoing, dont il méprisait assez l’animateur, mais qu’il écoutait quand même, en lui adressant mentalement les mêmes critiques avec un air supérieur. C’est dans cette émission qu’il entendit un jour dire, par les éléments les plus radicaux de ce collectif, que ces réaménagements, ainsi que les efforts de résidentialisation menés dans les quartiers visaient principalement à faciliter leur quadrillage par la police. Interrompant son brossage de dents, il s’efforça de prendre l’air aussi estomaqué qu’il put ; prenant son reflet – dont l’expression effarée lui apparut alors plutôt convaincante – à témoin, il cracha son dentifrice et prononça à haute voix : « ils ne voudraient tout de même pas qu’on construise des bunkers pour aider les délinquants à se défendre contre la police ? »


L’affaire dans son esprit ne pouvait que se résoudre rapidement. Mais le collectif repris du poil de la bête après les conjurations usuelles et relança de nouvelles revendications, au sujet des modalités des opérations de relogement menées dans des immeubles promis à la destruction. 


Pierre fut particulièrement marqué par cet épisode, parce qu’il avait trouvé que les arguments des adversaires manquaient vraiment d’objectivité et méconnaissaient à la fois les contraintes incompressibles du projet et les efforts collectifs menés en coordination par de nombreux responsables de l’agglomération, des partenaires privés et de l’ANRU. Il finit néanmoins par admettre que les projets devaient être mieux expliqués pour éviter ce genre d’incompréhension. 


Aussi fit-il en sorte de passer sur un plateau de la télé locale pour expliquer les choses. Il conserva depuis un certain besoin de témoigner de ses bonnes intentions, il n’aurait pas dit de se défendre, car personne ne l’attaquait vraiment, mais de faire œuvre d’une certaine pédagogie afin de damer le pion à certains préjugés. Il se mit donc à prendre les devants, toujours avec une profonde affabilité et une grande bienveillance, afin, tout simplement, d’être compris et de ne pas être diabolisé.


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Au bout de trois ans de ce régime, cette gymnastique lui était devenue un peu trop familière : ce qui lui semblait autrefois un défi devenait peu à peu une routine confortable, et finalement, il finit par trouver cela trop facile. Non qu’il eut perdu la foi ou modifié ses convictions : il avait, se disait-il, besoin de passer à autre chose. Son poste, au fond, était éloigné des réalités de terrain comme des responsabilités décisionnelles : quoique la boite et les municipalités soient engagées dans des projets à long terme, il se sentait déconnecté de l’avancée des choses : il montait toujours les mêmes discours, et broder à longueur de semaine sur des copier-coller ne le stimulait plus. La perpétuelle uniformité de ces pipeautages rhétoriques lui laissait finalement le sentiment d’être coupé du vrai monde. Il enviait tous ses interlocuteurs, qui lui semblaient plus en prise avec les projets concrets, plus acteurs de grandes réalisations, auxquelles il n’apportait qu’une plus value abstraite, et toujours la même. Il était au fond devenu un travailleur à la chaine de la communication.


Sa vie manquait de réalité. Les talents dont il s’était d’abord trouvé fier lui semblaient finalement assez dérisoires. Il pensa d’abord avoir besoin de se recentrer sur son cœur de métier. Mais peu d’opportunités immédiates s’offraient à lui. Il savait que la voie qui lui était tracée passait par encore quelques années de ce régime. Et ce prix occultait dans son esprit la récompense à venir. Il craignait qu’on ne lui diagnostique bientôt une démobilisation chronique.


Il cherchait d’instinct à compenser le vide de sa vie professionnelle par une vie mondaine assez dense. Il savait se tenir en société, quoiqu’il fût bien conscient que sa conversation était par trop limitée à son domaine de compétences professionnelles. Il fréquentait cependant assez souvent un petit groupe de gens pour lesquels il avait ce qu’il appelait une certaine considération, et qui était en fait une envie désespérée. Il y avait parmi eux plusieurs membres du conseil d’administration du centre éducatif fermé de ****, le procureur du tribunal pour enfants, un psychologue très engagé, quelques avocats, un ou deux profs en retraite qui partaient régulièrement sur des missions humanitaires en Afrique, et un officier de police judiciaire.



Leurs conversations lui donnaient l’idée d’un monde plus dense et plus vrai que le sien. Il aurait voulu, comme eux, être en prise avec les problématiques quotidiennes des publics les moins favorisés. Les préjugés même auxquels il avait été en butte, lors de sa confrontation avec ce fameux collectif d’habitants, témoignaient des errances de ces populations en mal de repères. Il pensait souvent à ces parents démissionnaires, à l’échec de l’école, à ces jeunes en galère, au besoin criant de sens pour irriguer leur vie dans toutes ses dimensions. Il se représentait l’impérieuse nécessité de leur permettre de s’en sortir, en retrouvant les valeurs de la vie en société et un intérêt pour le travail. Il rêvait de main tendue, de confiance retrouvée, de confrontation difficile à l’altérité, mais qu’il prévoyait tellement instructive ! 


Bref, il lui fallait des pauvres, c’était plus fort que lui. 

La suite au prochain épisode.

Merci à Claire pour sa précieuse contribution à cet épisode.