Le coq est mort - ou la fidélité de Saint Pierre (3/3)



 « Ainsi le ‘reniement achevé de l’homme’ a pris en charge la totalité de l’existence humaine. »
Guy Debord, La société du spectacle.








« Je voudrais, déclara-t-il à son psychologue, me sentir plus concrètement acteur d’une remobilisation dont on pourrait mesurer les fruits à l’échelle du territoire. Dans un contexte, où le mal-être du corps social est patent, le consensus de l’ensemble des collaborateurs, mais aussi de toutes les parties prenantes du développement, autour d’une perspective, d’un sens ou d’une valeur forte pourrait largement aider à le pallier, vous ne croyez pas ? »


Le psy lui fit remarquer que depuis plusieurs semaines son problème laissait entrevoir une dynamique nouvelle qui pourrait lui permettre de retrouver une image de lui satisfaisante et une inscription plus apaisée dans les relations interpersonnelles. Pierre était pour lui un succès. Ils se quittèrent ce jour-là forts contents.


Pierre s’ouvrit un soir, en fumant une cigarette sur le trottoir d’un bistrot légèrement éméché,  de ces aspirations secrètes, à une connaissance qui travaillait dans la communication à la fondation Véolia. Elle lui apprit que les entreprises d’insertion apparaissaient de plus en plus comme des solutions durables au problème de l’inemployabilité, et avaient développé une certaine visibilité en termes d’expertise sur les questions de remise au travail des publics en difficulté. La conversation se poursuivit, ils se revirent. (Elle s’appelait Stéphanie)


Ils couchèrent ensemble à plusieurs reprises. Et ils mirent sur pied une entité présidée par Pierre, résultant d’un montage entre une entreprise d’insertion et une association ; cette structure hybride permettait des montages financiers bien commodes. Le conseil d’administration était composé de gens en vue animés d’aspirations humanistes. Stéphanie au début avait trouvé qu’associer à la structure une SCOP aurait eu un impact plus fort en termes d’image. Mais les salariés, comprenant qu’ils ne seraient pas payés en cas de pénurie de travail, et que Pierre, en dépit de ses professions de foi égalitaristes, conserverait une prééminence de fait en raison de sa mainmise sur le carnet de commande, trouvèrent des arguments en faveur d’une option moins exotique.


Lorsque le projet fut entièrement bouclé, Pierre, qui, à force de travailler la nuit, ne dormait plus depuis un mois, démissionna de son poste dans l'entreprise paternelle. Ses chefs, briefés par le paternel, prirent la chose assez bien. Ils firent en sorte de lui octroyer une prime raisonnable. Ils eurent avec Pierre une séance de congratulations réciproques : tous déclaraient que pour eux le marché laissait la place à une vraie complémentarité entre acteurs du secteur lucratif et économie solidaire et durable. Qu’il était important que des opérateurs nouveaux travaillent à mettre efficacement en adéquation les besoins des entreprises, les politiques territoriales et les compétences des habitants. Ils promettaient tous un bel avenir à des initiatives fondées sur une gestion innovante des emplois et compétences territoriales.


Pierre était vraiment content de voir que son projet était compris et qu’ils ne le prenaient pas comme une trahison. Il avait craint en effet, que ses anciens collaborateurs, qui se situaient politiquement un peu à droite du centre droit, ne forment une interprétation idéologique de son intention et de son projet.


Il dégota un premier créneau dans le cadre d'un partenariat avec les centres sociaux de la commune, ce qui lui permit de se faire connaitre en envoyant des jeunes sans qualification faire les plantons dans des maisons de quartiers désertées par les habitants. Un petit film fit connaitre l’initiative : les jeunes passaient très bien.


En ce domaine aussi, Pierre se fit assez vite aux règles du jeu. Il gagna bientôt en crédit auprès des collectivités locales. Assez rapidement il put profiter des clauses sociales des appels d’offre de la mairie, grâce à des partenariats avec ses anciens collègues. Pierre n’eut jamais connaissance de ce mot qui circulait dans son dos parmi ceux qui garnissaient son carnet de commandes : « il faut savoir baiser avec la bite des autres. » 


Il avait pu recruter dans un premier temps une dizaines de personnes appartenant à des publics assez éloignés de l’emploi, qu’il faisait travailler à toutes sortes de travaux peu qualifiés, de l’entretien des espaces verts à la dévitalisation des bâtiments promis à la destruction.


Il avait du se résoudre, non pas tout à fait à effectuer un choix parmi les candidats, mais à orienter les plus inemployables vers des dispositifs de prise en charge plus adaptés à leur profil. Il n’avait jamais eu de problème : il avait toujours été possible d’expliquer les choses posément, et les personnes avaient généralement opté pour la voie la plus sage. Ceux là ne l’inquiétaient guère ; il avait la conviction de peser les dossiers avec nuance et justice. Il avait pour cela mis en place avec des travailleurs sociaux des procédures innovantes d’évaluation et de diagnostique, qui permettaient d’identifier la réalité des situations au-delà des jugements hâtifs ou affectifs. Il savait de toute façon qu’il n’avait pas les moyens d’ouvrir à tous les portes de l’ascension que son entreprise d’insertion avait l’ambition d’offrir à ses bénéficiaires.


D’autres, présentant un profil qui aurait parfaitement pu leur permettre de faire partie des heureux élus, pour des raisons qu’il avait du mal à identifier, semblaient se disqualifier eux-mêmes et refuser d’avoir recours au dispositif d’insertion. Ceux là le préoccupaient un peu plus, il comprenait mal le mouvement qui les poussait à se mettre ainsi eux-mêmes en dehors de la sollicitude patiemment exercée envers eux. Cependant, ses ouailles accaparaient trop son temps pour qu’il ait le temps d’aller les chercher, et il se contentait de penser à eux avec une sorte de tristesse apitoyée et solennelle. 



Il pensait aussi beaucoup à tous ceux qui, au fond du fond, semblaient se terrer dans une solitude désespérée, et qu’il aurait fallu aller chercher aux confins de la misère et de la folie. Ceux qui n’appellent pas à l’aide, ces personnes insaisissables, furtives, clandestines, qui survivent dans les failles et les recoins de la cité ; il aurait fallu aller les chercher pour essayer tant soit peu de les arracher au danger. Le regard illuminé, la confiance retrouvée, des personnes en insertion avec lesquelles il travaillait lui semblait toujours à la fois une victoire immense, et un signe d’espoir considérable, un aperçu d’une réconciliation plus complète, accessible, peut être seulement au-delà d’une infranchissable éternité, mais qui aurait enfin englobé tous les hommes dans une vie heureuse où chacun aurait pu trouver enfin sa place, à son échelle.


Il était assez proche d’un monsieur nouvellement arrivé au conseil municipal, très investit dans les politiques de prévention de la délinquance, qui projetait de refondre le contrat local de sécurité et de le rendre plus effectif. Tous deux se renvoyaient régulièrement des ascenseurs avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils partageaient le même humour en société. Pierre était sans doute inconscient au début des antipathies que cette alliance avait pu susciter.


Car il vécut à cette époque dans un ciel sans nuages. Le spectre de la démobilisation, dans ce contexte à la fois difficile et gratifiant, s’était durablement éloigné de lui. Il avait retrouvé un réel entrain dans sa vie quotidienne et il reprenait goût aux choses. Ses revenus avaient certes quelque peu diminué, mais moins qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Il pratiquait régulièrement le sport ; son aisance en société s’améliorait, et il avait constamment l’occasion de mesurer les progrès de sa conversation à l’effet produit par ses répliques. Il faisait preuve d’inventivité dans les bons mots qui lui venaient spontanément, et il s’était doté d’une réserve riche et étoffée d’anecdotes ; dans la lumière nouvelle où il voyait les choses, même son ancien métier pouvait en fournir la matière et faire mouche. Ses amis se réjouissaient de sa transformation et partageaient sa joie.
 

Il était assez content de la décoration de son appartement qu’il avait refaite à neuf. Il s’était mis aussi à prendre le temps de se faire une culture musicale, et il commençait à être en mesure de donner de temps à autre un avis relevé comme pertinent dans ce domaine. Il était en revanche toujours aussi inculte en matière de séries télévisées, et écoutait avec une certaine perplexité les conversations à ce sujet, n’étant pas bien certain qu’il serait capable de développer un goût aussi savant et d’apprécier les subtilités qui faisaient l’objet de la discussion. Il n’y faisait jamais longtemps réflexion. Il ne voyait pas où il aurait pu trouver le temps d’accorder une telle dévotion à autant de séries. Pourtant, ses amis qui téléchargeaient à tour de bras n’étaient pas moins occupés que lui. 


Pour cela, le sujet laissait toujours planer sourdement, dans le secret de sa conscience, un doute vague sur sa propre productivité.

Le coq est mort - ou La fidélité de Saint Pierre (2/3)



Pierre commença alors une formation en alternance dans une école de management. Travaillant chez un ami de son père, il déploya pendant un peu plus de deux ans une énergie considérable, et il se refit bientôt un CV convenable. Il obtint pour finir un master en « management, développement et valorisation de patrimoines immobiliers » à l’issue d’un stage, qu’il mit un point d’honneur à décrocher sans l’aide de son père, sur un poste de chargé d’étude prospective, dans le cadre de réseaux d’échanges de bonnes pratiques, au syndicat national des professionnels de l’immobilier.


Son prédécesseur lui ayant laissé son rapport de stage à disposition, il se contenta de le recopier, et put ainsi commencer en même temps à régler avec son père et ses cousins les détails de sa prise de poste dans une filiale de l’entreprise de son père, à Montpellier. Son père n’avait pas souhaité le parachuter directement parmi ses collaborateurs, jugeant plus sûr pour leurs deux réputations que son fils aille d’abord faire ses preuves quelque part.


Pierre se dévoua alors avec passion à la politique de rénovation urbaine de Montpellier et de quelques communes alentour. La petite équipe dont il faisait partie parvint sans grande difficulté à accaparer pour le groupe la plupart des marchés publics sur lesquels elle jeta son dévolu, suivant en cela les consignes stratégiques qui lui avaient été données. Pierre participa avec zèle au pilotage de plusieurs programmes de reconstruction de quartiers HLM, ainsi qu’au développement des éco quartiers, qui faisaient la fierté de la mairie.
 
Comme on s’aperçut qu’il était particulièrement doué pour l’exercice, on lui confia de plus en plus souvent la tâche de parler en public devant les partenaires. On se mit même à l’inviter à certaines négociations, et il sauva une fois ou deux la mise en rendez-vous. Le côté social de son discours plaisait, et sa facilité à ancrer ses arguments, à les traduire pourrait on presque dire, dans les façons de parler de ses interlocuteurs, faisait mouche. Il avait l’art de parler « durable » quand il le fallait, « social et solidaire » si cela pouvait aider, « diversité », « participation » et « vivre ensemble » au besoin ; il savait tourner ses phrases pour placer avec naturel un « citoyen » par ci, un « responsable » par là, sans se départir pour autant de la fierté entrepreneuriale et de l’enthousiasme pour les affaires qu’il devait à sa position.


Pierre avait par exemple beaucoup insisté pour que l’entreprise se dote d’une charte éthique et il s’était personnellement impliqué dans sa rédaction. 


Non qu’il eût à proprement parler des problèmes de conscience : tout au plus éprouvait-il quelquefois une gêne – dont il ne donnait d’ailleurs jamais volontairement de signe perceptible – lorsque ses collègues et supérieurs se laissaient aller à quelques blagues particulièrement cyniques sur les populations bénéficiaires des juteuses opérations de la boite. Ces très légers inconforts mondains mis à part, Pierre n’éprouvait pour l’essentiel aucune difficulté à adhérer au projet urbain de l’agglomération, et il avait généralement le sentiment de contribuer utilement au bien commun. Les quelques rugosités problématiques de l’ensemble étaient maintenues dans son esprit à un niveau acceptable par la certitude implicite et vague qu’elles résultaient d’un compromis réaliste et responsable avec les nécessités de la conjoncture, les contraintes structurelles du secteur et l’inertie inhérente aux organisations.


Mais il avait été particulièrement marqué par un épisode qui secoua quelques peu l’agglomération : un collectif d’habitants très politisé se mit à protester contre la politique de renouvellement urbain de l’agglomération, et du même coup contre ses prestataires. Pierre et ses collaborateurs ne comprirent pas immédiatement que des mises en cause aussi peu pertinentes pouvaient nécessiter d’être sérieusement prises en compte. Ils furent interloqués d’entendre critiquer le report d’une décennie de la rénovation de certains immeubles, certes un peu insalubres, mais pas trop, puisqu’il avait toujours été clair que ce report était aussi transitoire que nécessaire, et faisait partie d’une politique cohérente. Les critiques adressées au réaménagement des parties communes leur semblaient absurdes puisqu’il s’agissait précisément d’endiguer les problèmes identifiés avec les habitants et d’ailleurs bien connus de tous. 


Pierre écoutait chaque matin la radio locale en prenant sa douche. Il y avait notamment une émission qui commençait à peu près vers le moment où il finissait son champoing, dont il méprisait assez l’animateur, mais qu’il écoutait quand même, en lui adressant mentalement les mêmes critiques avec un air supérieur. C’est dans cette émission qu’il entendit un jour dire, par les éléments les plus radicaux de ce collectif, que ces réaménagements, ainsi que les efforts de résidentialisation menés dans les quartiers visaient principalement à faciliter leur quadrillage par la police. Interrompant son brossage de dents, il s’efforça de prendre l’air aussi estomaqué qu’il put ; prenant son reflet – dont l’expression effarée lui apparut alors plutôt convaincante – à témoin, il cracha son dentifrice et prononça à haute voix : « ils ne voudraient tout de même pas qu’on construise des bunkers pour aider les délinquants à se défendre contre la police ? »


L’affaire dans son esprit ne pouvait que se résoudre rapidement. Mais le collectif repris du poil de la bête après les conjurations usuelles et relança de nouvelles revendications, au sujet des modalités des opérations de relogement menées dans des immeubles promis à la destruction. 


Pierre fut particulièrement marqué par cet épisode, parce qu’il avait trouvé que les arguments des adversaires manquaient vraiment d’objectivité et méconnaissaient à la fois les contraintes incompressibles du projet et les efforts collectifs menés en coordination par de nombreux responsables de l’agglomération, des partenaires privés et de l’ANRU. Il finit néanmoins par admettre que les projets devaient être mieux expliqués pour éviter ce genre d’incompréhension. 


Aussi fit-il en sorte de passer sur un plateau de la télé locale pour expliquer les choses. Il conserva depuis un certain besoin de témoigner de ses bonnes intentions, il n’aurait pas dit de se défendre, car personne ne l’attaquait vraiment, mais de faire œuvre d’une certaine pédagogie afin de damer le pion à certains préjugés. Il se mit donc à prendre les devants, toujours avec une profonde affabilité et une grande bienveillance, afin, tout simplement, d’être compris et de ne pas être diabolisé.


*


Au bout de trois ans de ce régime, cette gymnastique lui était devenue un peu trop familière : ce qui lui semblait autrefois un défi devenait peu à peu une routine confortable, et finalement, il finit par trouver cela trop facile. Non qu’il eut perdu la foi ou modifié ses convictions : il avait, se disait-il, besoin de passer à autre chose. Son poste, au fond, était éloigné des réalités de terrain comme des responsabilités décisionnelles : quoique la boite et les municipalités soient engagées dans des projets à long terme, il se sentait déconnecté de l’avancée des choses : il montait toujours les mêmes discours, et broder à longueur de semaine sur des copier-coller ne le stimulait plus. La perpétuelle uniformité de ces pipeautages rhétoriques lui laissait finalement le sentiment d’être coupé du vrai monde. Il enviait tous ses interlocuteurs, qui lui semblaient plus en prise avec les projets concrets, plus acteurs de grandes réalisations, auxquelles il n’apportait qu’une plus value abstraite, et toujours la même. Il était au fond devenu un travailleur à la chaine de la communication.


Sa vie manquait de réalité. Les talents dont il s’était d’abord trouvé fier lui semblaient finalement assez dérisoires. Il pensa d’abord avoir besoin de se recentrer sur son cœur de métier. Mais peu d’opportunités immédiates s’offraient à lui. Il savait que la voie qui lui était tracée passait par encore quelques années de ce régime. Et ce prix occultait dans son esprit la récompense à venir. Il craignait qu’on ne lui diagnostique bientôt une démobilisation chronique.


Il cherchait d’instinct à compenser le vide de sa vie professionnelle par une vie mondaine assez dense. Il savait se tenir en société, quoiqu’il fût bien conscient que sa conversation était par trop limitée à son domaine de compétences professionnelles. Il fréquentait cependant assez souvent un petit groupe de gens pour lesquels il avait ce qu’il appelait une certaine considération, et qui était en fait une envie désespérée. Il y avait parmi eux plusieurs membres du conseil d’administration du centre éducatif fermé de ****, le procureur du tribunal pour enfants, un psychologue très engagé, quelques avocats, un ou deux profs en retraite qui partaient régulièrement sur des missions humanitaires en Afrique, et un officier de police judiciaire.



Leurs conversations lui donnaient l’idée d’un monde plus dense et plus vrai que le sien. Il aurait voulu, comme eux, être en prise avec les problématiques quotidiennes des publics les moins favorisés. Les préjugés même auxquels il avait été en butte, lors de sa confrontation avec ce fameux collectif d’habitants, témoignaient des errances de ces populations en mal de repères. Il pensait souvent à ces parents démissionnaires, à l’échec de l’école, à ces jeunes en galère, au besoin criant de sens pour irriguer leur vie dans toutes ses dimensions. Il se représentait l’impérieuse nécessité de leur permettre de s’en sortir, en retrouvant les valeurs de la vie en société et un intérêt pour le travail. Il rêvait de main tendue, de confiance retrouvée, de confrontation difficile à l’altérité, mais qu’il prévoyait tellement instructive ! 


Bref, il lui fallait des pauvres, c’était plus fort que lui. 

La suite au prochain épisode.

Merci à Claire pour sa précieuse contribution à cet épisode.  

Le coq est mort - ou la fidélité de Saint Pierre (1/3)



« On aura pour ennemis les gens de sa famille »
Jésus Christ – Mt 10,36



Après l’arrestation de Jésus, Pierre pensa immédiatement monter au créneau. Il vit là l’occasion de sa vie, une fenêtre de tir inespérée pour un combat politique et médiatique décisif. Il alla trouver des gens de confiance, des gens qu’il connaissait depuis sa jeunesse, des réseaux qu’il avait pu se constituer ces dernières années ; il écrivit des communiqués, tenta d’organiser une conférence de presse. Le résultat fut assez médiocre. 


Peu de gens le suivirent : ses amis étaient presque tous ralliés à la cause adverse. Quant à ceux qui entendaient ses arguments, ils l’assuraient de leur soutien, promettaient qu’ils donneraient tel ou tel coup de main dès qu’ils en auraient le temps, mais, ayant tous des agendas de ministres, ils tardaient presque toujours des semaines, si bien que tout tombait finalement à l’eau. Seuls trois ou quatre journalistes étaient présents à la conférence de presse qu’il organisa finalement, dans un local complètement inapproprié, et pas un ne relaya l’événement. Jésus, depuis la prison de la Santé, lui fit savoir qu’il désapprouvait ces démarches. Pierre ne comprit pas, mais il obtempéra, voyant bien qu’il n’avait de toute façon plus tellement de raison de s’obstiner encore.


Mais ce sont encore les autres disciples qui lui causèrent le plus grand désarroi. Après toutes ces années d’exaltation collective, il semblait que rien n’ait survécu de la cohésion et de la bonne entente de leur petit groupe. 


Dans les premières semaines qui suivirent l’arrestation, ils tentèrent bien de poursuivre : ils se retrouvaient chez l’un ou l’autre, ou sur des places fréquentées. Et ils tenaient de grands conciliabules aux meilleurs moments desquels ils pouvaient presque croire avoir retrouvé le même entrain, et toucher du doigt les mêmes promesses de grandes réalisations qu’ils avaient connues ces dernières années. Ils avaient en ce temps l’alcool héroïque. Mais bientôt, comme l’instruction s’éternisait, une certaine lassitude s’installa, les cuites devenaient plus banales – pas encore tout à a fait tristes, mais la nécessité y manquait et l’appareil digestif ne suivait plus.


Mais surtout, la plupart des disciples, arrivant au bout de leurs économies, durent regagner leurs villes d’origine pour y travailler et mener un train de vie plus raisonnable. Ils ne se virent plus que rarement, presque jamais tous ensemble. Et Pierre découvrait sans oser se le formuler ainsi qu’il n’avait plus grand-chose à dire à la plupart d’entre eux, malgré les efforts qu’il déployait pour manifester toute l’attention dont il était capable à leurs situations respectives. Il s’embrouillait d’ailleurs lui-même, ne sachant plus ce que faisaient les uns et les autres.


Matthieu avait réussi à retrouver sa place de contrôleur des impôts à Roubaix : il menait une vie routinière dont il n’avait jamais grand-chose à dire. Jacques avait retrouvé le Jura et l’entreprise de pisciculture que sa femme avait, bon gré mal gré, maintenue à flot pendant son absence ; il tombait toujours à côté lorsqu’il lui demandait de ses nouvelles. Jean, installé à Rennes, mettait tout son zèle dans des études de lettres modernes qui semblaient à Pierre complètement vaines… la plupart cherchaient du travail, et plusieurs étaient accaparées par les procédures de divorce engagées par leurs épouses. Pierre, plus riche et plus jeune qu’eux, ne partageait guère ces soucis. Chacun ayant ses préoccupations, la conversation, lorsqu’ils se retrouvaient, tombait rapidement à plat – quand elle ne découvrait pas entre eux des abîmes spectaculaires.


Pierre était en particulier atterré chaque fois qu’il entendait parler Simon le Zélote, resté comme lui à Paris, et qu’il retrouvait donc souvent. C’était à peine s’il pouvait reconnaitre en lui l’homme qu’il admirait tant quelques mois plus tôt. Lui dont l’intelligence vive et la finesse de vues l’avait si souvent étonné, se vautrait à présent dans un gauchisme de mauvais alois et se répandait sans cesse en propos généraux et creux, dont le simplisme le consternait.

Pierre passa ainsi la première année et demi que dura l’instruction à se tenir au courant d’informations qui ne changeaient jamais, et à fréquenter les membres des cercles qui gravitaient autrefois à plus ou moins grande distance de Jésus, dans des soirées qui lui laissaient immanquablement le sentiment d’appartenir à une clique insupportable et prétentieuse.


*


La mort de son oncle, qui lui légua un important patrimoine lui donna l’occasion de mettre fin à cette période. Après avoir laissé sa famille sans nouvelles pendant si longtemps, cette généreuse succession l’étonna, d’autant plus que ses cousins n’en témoignèrent aucun ombrage. 


Cette nouvelle plongea Pierre dans une grande méditation. Il rentra en lui-même et retrouva le souvenir de la maison de son père : il entrevit tout à coup la possibilité de revenir auprès des siens pour y mener une vie nouvelle. Il s’imagina la scène des retrouvailles, et comment, sûr d’être pardonné, il aurait témoigné un regret sincère d’avoir pendant si longtemps coupé les ponts. Après leur avoir donné moins de place en son cœur que s’ils avaient cessé d’exister, la perspective de les retrouver pour ces funérailles lui sembla tout à coup la porte d’une grande réconciliation qu’il se mit à souhaiter avec la dernière dévotion. L’idée tenace lui vint que son père lui offrirait une place comme cadre parmi ses salariés. Rêvant de mériter ainsi son rachat ; il se dit même qu’il aurait pu renouer avec ses premières amours et imaginait déjà des diners de famille grouillant d’enfants, où tout en discutant affaires avec son père et ses cousins, il aurait pu croiser les yeux plein de tendresse de son épouse assise dans un coin du salon avec sa mère. Il ne doutait pas qu’un repos définitif s’offrait enfin à lui.


Et il les retrouva, ses premières amours, le jour de la cérémonie, flanquée d’un mari très antipathique et de deux jumeaux grassouillets. Une brusque sueur froide lui monta au front et son visage prit, l’espace d’une fraction de seconde, une expression inqualifiable : il l’avait reconnue de suffisamment loin, et comme il était décidé à tout prendre avec enthousiasme, il eut le temps de se récrire le scénario des retrouvailles : faisant mine de ne pas l’avoir vue, il alla saluer son frère Andreï, lui aussi disciple de Jésus, qui arrivait justement. Puis, lorsqu’elle fut plus proche, il se retourna et, manifestant le plus profond étonnement, la gratifia d’une bise chaleureuse, s’enquit avec intérêt, application et attendrissement de ce qu’elle avait fait ces dernières années, du nom, de l’âge et du poids à la naissance de ses deux bébés. Il se fit présenter au mari, et les deux hommes se serrèrent la main avec ce que la circonstance pouvait autoriser de blague. Tout cela se déroula avec une sincérité dont Pierre ne se serait pas cru capable mais dont il se trouvait tout à fait ravi. Il s’en fit la réflexion plus tard pendant la cérémonie et, plein d’étonnement pour ses propres sentiments et de confiance en l’avenir, adressa au Seigneur une fervente action de grâce.


Les retrouvailles avec sa famille, en cette cérémonie de deuil, eurent quelque chose de digne et de tacite qui convenait tout à fait à son état d’esprit. Tout le monde s’accorda sans heurt ; aucune question ne fut posée. Sa mère ravala la plupart de ses reproches et ne fit aucune allusion à ses études interrompues. Son père, rentré spécialement de Chine où il était pour affaires, ne lui rappela pas les sommes que ces mêmes études lui avaient coutées en vain. Il ne fut fait qu’une mention, et comme en passant, de ses engagements récents, Pierre releva à peine, n’argumenta pas, restant évasif. Son père conclut par une banalité sur la fougue de la jeunesse et cita son propre cas en exemple.


Au bout de quatre ou cinq jours seulement, il demanda à Pierre ce qu’il comptait faire désormais et lui suggéra quelques idées. Andeï avait décidé de devenir Rabbin, choix que, dans la famille, il n’était pas possible de critiquer à haute voix ni même en pensée, et qui lui valait donc une admiration sans équivoque, dans laquelle on faisait passer ce qui pouvait encore percer de dépit pour de la gravité. Ce choix avait pour Pierre le mérite de le laisser seul dépositaire des espoirs paternels et de régler définitivement toute incertitude sur la place de chacun.

La suite au prochain épisode...

PS: On me dit dans l'oreillette que Pierre avait une belle mère dans les Evangiles... En effet. Tant pis.