« Ainsi le ‘reniement achevé de l’homme’
a pris en charge la totalité de l’existence humaine. »
Guy Debord, La société du spectacle.
Guy Debord, La société du spectacle.
« Je voudrais, déclara-t-il
à son psychologue, me sentir plus concrètement acteur d’une remobilisation dont
on pourrait mesurer les fruits à l’échelle du territoire. Dans un contexte, où
le mal-être du corps social est patent, le consensus de l’ensemble des
collaborateurs, mais aussi de toutes les parties prenantes du développement,
autour d’une perspective, d’un sens ou d’une valeur forte pourrait largement
aider à le pallier, vous ne croyez pas ? »
Le psy lui fit remarquer que
depuis plusieurs semaines son problème laissait entrevoir une dynamique
nouvelle qui pourrait lui permettre de retrouver une image de lui satisfaisante
et une inscription plus apaisée dans les relations interpersonnelles. Pierre
était pour lui un succès. Ils se quittèrent ce jour-là forts contents.
Pierre s’ouvrit un soir, en
fumant une cigarette sur le trottoir d’un bistrot légèrement éméché, de ces aspirations secrètes, à une
connaissance qui travaillait dans la communication à la fondation Véolia. Elle
lui apprit que les entreprises d’insertion apparaissaient de plus en plus comme
des solutions durables au problème de l’inemployabilité, et avaient développé
une certaine visibilité en termes d’expertise sur les questions de remise au
travail des publics en difficulté. La conversation se poursuivit, ils se
revirent. (Elle s’appelait Stéphanie)
Ils
couchèrent ensemble à plusieurs reprises. Et ils mirent sur pied une entité
présidée par Pierre, résultant d’un montage entre une entreprise d’insertion et
une association ; cette structure hybride permettait des montages
financiers bien commodes. Le conseil d’administration était composé de gens en
vue animés d’aspirations humanistes. Stéphanie au début avait trouvé qu’associer
à la structure une SCOP aurait eu un impact plus fort en termes d’image. Mais
les salariés, comprenant qu’ils ne seraient pas payés en cas de pénurie de
travail, et que Pierre, en dépit de ses professions de foi égalitaristes, conserverait
une prééminence de fait en raison de sa mainmise sur le carnet de commande,
trouvèrent des arguments en faveur d’une option moins exotique.
Lorsque le projet fut
entièrement bouclé, Pierre, qui, à force de travailler la nuit, ne dormait plus
depuis un mois, démissionna de son poste dans l'entreprise paternelle. Ses chefs, briefés par le paternel,
prirent la chose assez bien. Ils firent en sorte de lui octroyer une prime
raisonnable. Ils eurent avec Pierre une séance de congratulations réciproques :
tous déclaraient que pour eux le marché laissait la place à une vraie
complémentarité entre acteurs du secteur lucratif et économie solidaire et
durable. Qu’il était important que des opérateurs nouveaux travaillent à mettre
efficacement en adéquation les besoins des entreprises, les politiques
territoriales et les compétences des habitants. Ils promettaient tous un bel
avenir à des initiatives fondées sur une gestion innovante des emplois et
compétences territoriales.
Pierre était vraiment content de
voir que son projet était compris et qu’ils ne le prenaient pas comme une
trahison. Il avait craint en effet, que ses anciens collaborateurs, qui se
situaient politiquement un peu à droite du centre droit, ne forment une
interprétation idéologique de son intention et de son projet.
Il dégota
un premier créneau dans le cadre d'un partenariat avec les centres sociaux de la commune, ce
qui lui permit de se faire connaitre en envoyant des jeunes sans qualification
faire les plantons dans des maisons de quartiers désertées par les habitants.
Un petit film fit connaitre l’initiative : les jeunes passaient très bien.
En ce domaine aussi, Pierre se
fit assez vite aux règles du jeu. Il gagna bientôt en crédit auprès
des collectivités locales. Assez rapidement il put profiter des clauses
sociales des appels d’offre de la mairie, grâce à des partenariats avec ses
anciens collègues. Pierre n’eut jamais connaissance de ce mot qui circulait
dans son dos parmi ceux qui garnissaient son carnet de commandes :
« il faut savoir baiser avec la bite des autres. »
Il avait pu recruter dans un
premier temps une dizaines de personnes appartenant à des publics assez
éloignés de l’emploi, qu’il faisait travailler à toutes sortes de travaux peu
qualifiés, de l’entretien des espaces verts à la dévitalisation des bâtiments
promis à la destruction.
Il avait du se résoudre, non pas
tout à fait à effectuer un choix parmi les candidats, mais à orienter les plus
inemployables vers des dispositifs de prise en charge plus adaptés à leur
profil. Il n’avait jamais eu de problème : il avait toujours été possible
d’expliquer les choses posément, et les personnes avaient généralement opté
pour la voie la plus sage. Ceux là ne l’inquiétaient guère ; il avait la
conviction de peser les dossiers avec nuance et justice. Il avait pour cela mis
en place avec des travailleurs sociaux des procédures innovantes d’évaluation
et de diagnostique, qui permettaient d’identifier la réalité des situations
au-delà des jugements hâtifs ou affectifs. Il savait de toute façon qu’il
n’avait pas les moyens d’ouvrir à tous les portes de l’ascension que son
entreprise d’insertion avait l’ambition d’offrir à ses bénéficiaires.
D’autres, présentant un profil
qui aurait parfaitement pu leur permettre de faire partie des heureux élus,
pour des raisons qu’il avait du mal à identifier, semblaient se disqualifier
eux-mêmes et refuser d’avoir recours au dispositif d’insertion. Ceux là le
préoccupaient un peu plus, il comprenait mal le mouvement qui les poussait à se
mettre ainsi eux-mêmes en dehors de la sollicitude patiemment exercée envers
eux. Cependant, ses ouailles accaparaient trop son temps pour qu’il ait le
temps d’aller les chercher, et il se contentait de penser à eux avec une sorte
de tristesse apitoyée et solennelle.
Il pensait aussi beaucoup à tous
ceux qui, au fond du fond, semblaient se terrer dans une solitude désespérée,
et qu’il aurait fallu aller chercher aux confins de la misère et de la folie. Ceux
qui n’appellent pas à l’aide, ces personnes insaisissables, furtives,
clandestines, qui survivent dans les failles et les recoins de la cité ;
il aurait fallu aller les chercher pour essayer tant soit peu de les arracher
au danger. Le regard illuminé, la confiance retrouvée, des personnes en
insertion avec lesquelles il travaillait lui semblait toujours à la fois une
victoire immense, et un signe d’espoir considérable, un aperçu d’une
réconciliation plus complète, accessible, peut être seulement au-delà d’une
infranchissable éternité, mais qui aurait enfin englobé tous les hommes dans
une vie heureuse où chacun aurait pu trouver enfin sa place, à son échelle.
Il était
assez proche d’un monsieur nouvellement arrivé au conseil municipal, très
investit dans les politiques de prévention de la délinquance, qui projetait de
refondre le contrat local de sécurité et de le rendre plus effectif. Tous deux
se renvoyaient régulièrement des ascenseurs avec d’autant plus d’enthousiasme
qu’ils partageaient le même humour en société. Pierre était sans doute inconscient
au début des antipathies que cette alliance avait pu susciter.
Car il vécut à cette époque dans un ciel sans nuages. Le spectre de la
démobilisation, dans ce contexte à la fois difficile et gratifiant, s’était
durablement éloigné de lui. Il avait retrouvé un réel entrain dans sa vie
quotidienne et il reprenait goût aux choses. Ses revenus avaient certes quelque
peu diminué, mais moins qu’il ne l’avait d’abord imaginé. Il pratiquait régulièrement
le sport ; son aisance en société s’améliorait, et il avait constamment
l’occasion de mesurer les progrès de sa conversation à l’effet produit par ses
répliques. Il faisait preuve d’inventivité dans les bons mots qui lui venaient
spontanément, et il s’était doté d’une réserve riche et étoffée d’anecdotes ;
dans la lumière nouvelle où il voyait les choses, même son ancien métier
pouvait en fournir la matière et faire mouche. Ses amis se réjouissaient de sa
transformation et partageaient sa joie.
Il était assez content de la
décoration de son appartement qu’il avait refaite à neuf. Il s’était mis aussi
à prendre le temps de se faire une culture musicale, et il commençait à être en
mesure de donner de temps à autre un avis relevé comme pertinent dans ce
domaine. Il était en revanche toujours aussi inculte en matière de séries
télévisées, et écoutait avec une certaine perplexité les conversations à ce
sujet, n’étant pas bien certain qu’il serait capable de développer un goût
aussi savant et d’apprécier les subtilités qui faisaient l’objet de la
discussion. Il n’y faisait jamais longtemps réflexion. Il ne voyait pas où il
aurait pu trouver le temps d’accorder une telle dévotion à autant de séries.
Pourtant, ses amis qui téléchargeaient à tour de bras n’étaient pas moins
occupés que lui.
Pour cela, le sujet laissait
toujours planer sourdement, dans le secret de sa conscience, un doute vague sur sa propre
productivité.